Pourquoi nous a-t-il semblé important de réagir à un certain nombre de discours qu’on appellera ici sommairement « antitech » pour « antitechnologiques » ?
D’abord et surtout parce nous avons constaté qu’ils circulent de plus en plus au sein d’une « mouvance » qui peut être perçue comme étant aussi la nôtre. Cherchant nous-mêmes à comprendre nos propres pratiques et les points de vue qui les sous-tendent, nous ne pouvons qu’être attentifs aux divers prêts-à-penser disponibles sur le marché de la critique radicale. Celui des antitech nous a particulièrement intéressé parce que, pour des raisons qui seront exposées dans les divers textes proposés, le fait même qu’ils soient intégrés et diffusés avec succès dans cette mouvance pose véritablement question.
« Pourtant, nous direz-vous, les antitech sont comme vous anticapitalistes : importe-t-il vraiment que ce soit pour des raisons que vous jugez mauvaises ? Le grondement des révoltes ne vous agrée-t-il que lorsqu’il finit sur l’air de L’Internationale ? Le capitalisme n’est-il pas repoussant aussi sous d’autres aspects que ceux qui vous dégoûtent plus particulièrement, aspects auxquels sont plus sensibles ceux que vous qualifiez, par un dogmatisme progressiste qu’il est peut-être temps de critiquer, de ‘‘réactionnaires’’ ?
Au diable les divisions inutiles et même dangereuses de notre mouvance. Passez outre et à l’action ! ». Cette objection n’est pas sans valeur. Il est en effet très important de pouvoir éventuellement mener un combat commun avec celles et ceux avec qui l’on a des désaccords théoriques.
C’est pourquoi nous devons quelques explications à propos de ce dossier. Des raisons d’ordres différents nous ont conduit à considérer comme important de réagir aux discours anti-industriels et antitechnologiques.
On ne peut tout d’abord accepter que le discours qui se présente comme étant le plus à la pointe des discours critiques en opposition au capitalisme et à l’État, et qui se propose, avec une diffusion très large, aux passants des librairies, aux acteurs des derniers mouvements sociaux, aux curieux de la contradiction, voire aux spectateurs de la télévision, prenne comme grille de lecture l’opposition à la technologie. En effet, que cela soit à travers quelques actions, des interventions médiatiques, des réunions publiques, des tracts, des revues, des livres, des interviews, on assiste, de la part des tenants de l’antitechnologisme à ce qu’on peut appeler une tentative d’OPA sur les énoncés critiques. Or il nous importe que, si la part publique de la subversion est amenée à tomber dans une lecture morale, ce ne soit pas sans batailles. Car il s’agit de cela : l’analyse proposée par l’antitechnologisme est profondément morale. Elle propose une ligne de partage entre le Bien et le Mal qui en appelle à la responsabilité individuelle et la culpabilisation.
Par ailleurs, il se trouve que quelques uns parmi nous ont pu côtoyer certains tenants des énoncés antitech, par exemple dans un éphémère collectif parisien contre la biométrie, ou pendant le mouvement dit « anti-CPE ». Il est apparu à ces occasions, outre un évident et profond désaccord, qu’une énergie importante était déployée pour que la critique que nous proposions ne soit ni énonçable ni audible. Les plus vieilles magouilles de fonctionnement tout à fait détestables avaient gentiment cours, parées des habits de couleur du festif et de l’informel, visant en particulier à capter, voire au besoin à faire avorter les fonctionnements collectifs s’ils n’allaient pas dans le « bon » sens. Il se trouve que nous pensons que ce type de comportement trouve ses raisons d’être dans les fondements théoriques des présupposés antitechs. C’est ce qui sera exploré dans les divers documents de ce dossier.
Présentons-en brièvement les différents éléments. Le premier texte, intitulé « Quand les prolos ne rêvaient pas d’écrans plasma », en s’appuyant plus particulièrement sur l’ouvrage de Kirpatrick Sale intitulé La Révolte luddite, explore le rapport à l’histoire autour de la référence mythologisée des « briseurs de machines », avancée régulièrement par les antitechs comme un héritage dont ils actualiseraient la pratique. Les deuxième et
troisième textes s’attardent à critiquer un ouvrage, Le Cauchemar de Don Quichotte de deux points de vue différents, l’un visant à en comprendre et à en cerner les propositions qui nous sont les plus étrangères, tandis que l’autre, de manière plus subjective, s’attache à démontrer qu’il ne s’agit pas d’un livre de lutte. Si nous avons été amenés à nous intéresser plus spécialement à cet essai, c’est parce qu’il circulait comme une référence très largement partagée au sein du collectif antibiométrie auquel certains d’entre nous ont participé, comme en témoigne le tract publié en fin de dossier. À vous de juger si, en tirant sur une cible aussi grossièrement facile à atteindre, nous méritons ou non le reproche d’être nous-mêmes trop grossiers. Mais il nous était difficile de passer sous silence notre étonnement devant le fait qu’un tel pamphlet réactionnaire aux accents finkielkrautiens voire villiéristes puisse être absorbé sans problème dans un milieu qui se pense encore globalement révolutionnaire. Le dernier texte, avec force citations, reviendra sur un certain nombre de thématiques liées aux discours antitechs, en particulier celles de la responsabilité individuelle et de la culpabilisation. Enfin, pour terminer, est proposé à la lecture un document parodique ayant le format d’un tract, et qui a été diffusé en mai 2007 à l’occasion d’un débat autour de la sortie du livre La Tyrannie technologique aux éditions L’Échappée.
Pour ce qui est des – récents – ancêtres des antitechs, L’Encyclopédie des Nuisances, n’ayant pas travaillé sérieusement sur leur prose, nous renvoyons à la lecture d’un texte intitulé Diabolus ex machina disponible là : Brochure contre l’Edn ou là Diabolus ex machina. Ses arguments nous ont semblé suffisamment convaincants et complémentaires de notre réflexion pour que nous invitions nos lecteurs à lire ce texte.
Quoiqu’il en soit, nous espérons avoir réussi à attirer l’attention des uns et des autres sur la nécessité d’éviter la paresse critique vis-à-vis de discours franchement douteux, ou l’indifférence vis-à-vis de pratiques au sujet desquelles on est en principe très attentifs. Parmi ces énoncés et positionnements figure plus particulièrement l’idée – assurément présente dans toute la nébuleuse antitech, et au-delà dans une grande partie de la mouvance alternativiste de l’extrême gauche française – selon laquelle la pertinence du choix comme grille de lecture du monde de la séparation entre le Bien et le Mal, implique naturellement que toute action subversive suppose de la part de chacun une prise de conscience de sa responsabilité individuelle dans le développement et l’entretien de ce même Mal.